CONTRE L’INCULTURE
Article paru dans la Revue des Deux Mondes de septembre 2015, pp. 103-106
Robert Kopp
En 2012, Mario Vargas Llosa a réuni sous le titre « La civilización del espectáculo » une série d’articles publiés récemment dans la revue mexicaine Letras libres, dirigée par Enrique Krauze. Traduit en allemand et en italien dès 2013, le volume est enfin disponible en français (1).
Vargas Llosa ne s’est pas contenté de republier ses textes en l’état, il les a complétés, actualisés, et orchestrés avec, en guise de contrepoint, quelques-unes des chroniques données entre 1995 et 2011 à El País, comme s’il voulait nous signifier que le mal vient de plus loin et qu’il nous a désormais tous atteints. Ce mal, c’est – le titre y fait référence – celui qu’a diagnostiqué il y a près d’un demi-siècle Guy Debord dans la Société du spectacle et qui a été décrit maintes fois depuis : la disparition de la vie réelle au profit de sa représentation, le remplacement de l’objet par l’image, de l’original par la copie, du vrai par le faux. Or, si Vargas Llosa fait le même constat que Debord, il n’en tire pas les mêmes conclusions politiques, loin de là. À travers des exemples tantôt révoltants ou affligeants, tantôt grotesques et hilarants, il analyse la disparition et la mort programmées à court terme de ce qu’il était convenu d’appeler depuis des générations notre « culture ». L’autorité que lui confère son statut d’écrivain nobélisé et d’ancien militant donne à son analyse une gravité et une urgence particulières. Quelle distance parcourue – à la descente, hélas ! – depuis la conception aristocratique de la culture formulée par T.S. Eliot au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (2) à la « culture mainstream» analysée par Frédéric Martel (3). Pour Eliot, la vraie culture est forcément élitiste et l’idée qu’elle puisse être transmise à la totalité de la société lui paraît d’une grande naïveté. D’autant que la transmission ne peut s’opérer – selon lui – que dans le cadre d’une foi et par un effort consenti. Or, Dieu étant mort, le diable a pris sa place et les pédagogues n’arrêtent pas de nous seriner qu’apprendre, c’est jouer et s’amuser… Certes, George Steiner (4) a vertement reproché à Eliot sa conception irénique de la culture occidentale et de ne pas avoir eu d’yeux pour la violence qui se terre en son sein même, et dont l’Holocauste n’a été que la dernière et la plus terrifiante éruption : « Les bibliothèques, musées, théâtres, universités et centres de recherche qui perpétuent la vie des humanités et de la science, nous rappelle Steiner, peuvent très bien prospérer à l’ombre des camps de concentration. » La culture la plus raffinée n’a jamais été un barrage suffisant contre la barbarie. Une vérité dont nous avons malheureusement appris depuis, qu’elle ne s’applique pas seulement à la culture occidentale… Ce qui semble caractériser la culture occidentale, en revanche, et ce qu’avait bien vu Freud (5), c’est son penchant pour l’autocritique, l’autodénigrement, voire l’autodestruction : « Est-il d’autres races qui se soient tournées, dans un esprit de pénitence, vers leurs anciens esclaves ? D’autres civilisations qui aient désavoué au nom de la morale l’éclat de leur passé ? L’examen de conscience fondé sur des impératifs éthiques est, encore une fois, un acte proprement occidental et dans la lignée de Voltaire. »
Vargas Llosa partage le pessimisme de Steiner pensant que la « culture » sera désormais confinée dans des conservatoires universitaires et entretenue par quelques spécialistes et amateurs. Elle sera remplacée par ce qu’on appelle parfois la « contre-culture » ou la « culture de masse», qui refuse toute hiérarchie et place une publicité de Coca-Cola au même niveau qu’un tableau de Rembrandt. La « culture », requérant une formation, était faite pour l’élévation de l’esprit, elle s’inscrivait dans la durée, la « culture de masse » s’adresse à tout un chacun, elle est un simple bien de consommation qui ne demande qu’à divertir un instant, l’image et le son ayant d’ailleurs pris le pas sur la parole. Et de renvoyer également aux analyses de Gilles Lipovetsky et de Jean Serroy (6).
Qu’est-ce qui a fait glisser l’Occident vers la civilisation du divertissement ? À cette question, Vargas Llosa apporte quelques éléments de réponse. Si tous ne sont pas nouveaux, ils méritent tous d’être rappelés : avènement d’une société avide de consommation dans l’après-guerre, démocratisation de la culture entraînant sa banalisation, extension abusive de la notion même de culture comprenant désormais toutes les manifestations, quelles qu’elles soient, de la vie d’une communauté (y compris la « culture de la pédophilie », la « culture de la marijuana »), Mai 68 (« carnaval divertissant », « révolution des enfants chics »), disparition de toute autorité, mépris généralisé de la loi par des occupants de sites ou des lanceurs d’alerte, place démesurée accordée au sport et notamment au football (« représentations grégaires », « défoulement de l’irrationnel », « retour à la horde primitive »), politique-spectacle et bouffons devenus rois (propulsion d’acteurs à la tête de la Californie, ou même des États-Unis, qui n’a rien à voir avec leur intelligence mais qui « est due exclusivement à leur présence médiatique et à leurs aptitudes histrioniques »), libération sexuelle et disparition de l’érotisme (analyse très fine et très pertinente du livre de Catherine Millet), journalisme d’information confondu avec journalisme à sensation, culte du best-seller et transformation de la quantité en qualité, promotion de l’abject dans l’art (de l’urinoir de Duchamp aux défécations de Fernando Pertuz), le bruit remplaçant la musique (John Cage étant l’équivalent de Duchamp).
À chaque fois, Vargas Llosa étaie son propos par des exemples précis, en nous rappelant des expositions, des performances, des concerts, bref de grandes manifestations le plus souvent organisées avec de l’argent public, partant avec notre complicité, et qui ont eu lieu ces dernières années en France, en Espagne, en Angleterre, aux États-Unis, en Amérique latine et ailleurs, et dont nous avons tous entendu parler, auxquelles nous avons parfois assisté, que nous avons tolérées sans broncher, de peur de passer pour des « dinosaures ». Or, c’est bien en « dinosaure, en pantalon et cravate, entouré d’ordinateurs » que Vargas Llosa a reçu le 6 octobre 1996, à Francfort, le prix de la paix des libraires allemands. Dans son discours de réception, qui forme la conclusion de son volume, il affirme haut et fort sa confiance en la culture et particulièrement en la littérature, celle que représentent Tolstoï et Dostoïevski, Proust et Joyce, Thomas Mann, Faulkner et Kafka : « Ces livres m’ont changé, m’ont modelé, m’ont fait. Et continuent encore de me changer et de me faire, incessamment, au rythme d’une vie à laquelle je les compare. J’ai appris en eux que le monde est mal fait et qu’il sera toujours mal fait – ce qui ne veut pas dire que nous ne devons pas faire notre possible pour l’empêcher d’être pire. »
À bien méditer sa leçon, nous devrions sans tarder, chacun à sa place, nous opposer de toutes nos forces à la destruction des humanités (car il en subsiste quelques restes), à la suppression des classiques à l’école (sinon où les connaîtront ceux qui n’ont pas de livres à la maison ?), à l’appauvrissement de l’enseignement en histoire, en langues étrangères. Car cela se passe maintenant et sous nos yeux.
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1. Mario Vargas Llosa, la Civilisation du spectacle, Gallimard, 2015.
2. T.S. Eliot, Notes Toward the Definition of Culture, Faber and Faber, 1948.
3. Frédéric Martel, Mainstream. Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias, Flammarion, 2010.
4. Notamment dans son essai de 1971 In Bluebeard’s Castle. Some Notes Toward the Redifinition of Culture,
disponible en français : George Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue. Notes pour une redéfinition de la culture, Gallimard, 1986.
5. Freud, Das Unbehagen in der Kultur, 1929, traduit le plus souvent par « Malaise dans la civilisation ».
6. Gilles Lipovetsky, la Culture-monde. Réponse à une société désorientée, Odile Jacob, 2008.